Ainsi se termine la lettre écrite par Rainer Maria Rilke le 23 décembre 1903.
Solitude, création, accomplissement…
En voici quelques magnifiques extraits que je partage avec vous à l’aube de cette année 2020.
[…] « Il n’y a qu’une solitude, et cette solitude-là est grande et n’est pas facile à porter ; presque tous connaissent des heures où ils aimeraient l’échanger contre une quelconque communauté, si banale et de si peu de prix fût-elle, contre le semblant d’un piètre accord avec le premier venu, avec le moins digne… Mais c’est peut-être justement en ces heures que la solitude croît ; car sa croissance est douloureuse comme la croissance des garçons, et triste comme les débuts de printemps. Mais cela ne doit pas vous égarer. Ce qui fait défaut, ce n’est jamais que ceci : la solitude, la grande solitude intérieure. Rentrer en soi-même et, des heures durant, ne rencontrer personne – voilà ce qu’il faut atteindre. Être solitaire comme, enfant, on était solitaire quand les adultes allaient et venaient, tressés à des choses qui semblaient importantes et grandes parce que les grands avaient l’air si affairé, et qu’on ne comprenait rien à ce qu’ils faisaient.
Et si un jour on se rend compte que leurs occupations sont mesquines, leurs professions sclérosées, et qu’elles n’ont plus de lien avec la vie, pourquoi alors ne pas continuer, tel un enfant, à les regarder comme une chose étrangère depuis la profondeur du monde propre, depuis la vaste solitude propre qui est par elle-même travail, et grade, et profession ? La sagesse de ne pas comprendre qui est celle d’un enfant, pourquoi vouloir l’échanger contre la résistance et le mépris, alors que ne pas comprendre, c’est être seul, et qu’au contraire résistance et mépris participent de cela même dont on veut se séparer par ces moyens.
Pensez […] au monde que vous portez en vous, et donnez à cette pensée le nom que vous voudrez, souvenirs de votre propre enfance ou aspirations vers votre propre avenir – soyez seulement attentif à l’égard de ce qui se lève en vous, et cela mettez-le au-dessus de tout ce que vous avisez autour de vous. Ce qui survient en vous, au plus intime, mérite tout votre amour, il faut, d’une façon ou d’une autre, y travailler, et ne pas perdre trop de temps et de courage à éclaircir votre position par rapport aux hommes. […]
Comme les abeilles recueillent le miel, nous tirons de toute chose le plus doux et le bâtissons. C’est bien avec le moindre, avec ce qui n’a pas d’apparence (pourvu que l’amour le suscite) que nous débutons, avec le travail et le repos qui suit, avec le silence ou avec une menue joie solitaire, avec tout ce que nous faisons seul sans participants ni adhérents, nous Le commençons, celui dont nous n’aurons pas l’expérience, tout comme nos ancêtres n’ont pu, de nous avoir l’expérience. Et pourtant, ceux qui sont passés depuis longtemps sont en nous, comme une disposition, comme une charge sur notre destin, comme sang qui bruit, et comme geste qui remonte des profondeurs du temps. […]
Et soyez joyeux et confiant. »
Rome, le 23 décembre 1903
Rainer Maria Rilke
Rilke R. M., (1989, 2015), Lettres à un jeune poète, Librairie Générale Française, Livre de poche
Bloqué par les glaces,1889, John Henry Twachtman, Art Institute of Chicago
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