« Savoir dire non », oser refuser ou affirmer son désaccord est une problématique que l’on rencontre souvent dans le milieu professionnel.
Cela peut être une question d’affirmation de soi, de savoir se faire écouter : il peut m’arriver de refuser d’effectuer un travail immédiatement lorsque je suis trop débordé ou si j’estime avoir d’autres priorités professionnelles.
Nombreux sont les exemples où nous sommes sollicités contre notre gré : recevoir un appel de son manager en dehors des heures de travail, pendant la pause déjeuner ou à la maison. Qui n’a pas été sur le point de partir quand tout-à-coup surgit le directeur avec une urgence à traiter immédiatement ?...
Il y a aussi les tâches, actions qui vont à l’encontre de nos valeurs et que l’on ne sait refuser.
Dans son livre « Désobéir » le philosophe Frédéric Gros interroge les racines de l'obéissance politique, ce qui nous donne des clés pour comprendre ce qui se joue à travers l’obéissance en milieu professionnel.
Nous obéissons par conformisme social : « la seule raison d’obéir, c’est l’impossibilité de désobéir. La soumission repose sur l’arbitraire d’un rapport de forces déséquilibré, sur l’injustice d’une relation hiérarchique. » (Gros, 2017, p. 44)
Ce qui suit se rapproche de l’univers de l’entreprise. « L’idée est que la place que chacun occupe soit effectivement déduite de sa nature. Le problème demeure évidemment de savoir comment on va repérer les meilleurs, à partir de quels critères on établira la sélection, sachant qu’Aristote constate qu’on voit tous les jours des hommes libres dans des corps d’esclaves et des esclaves dans des corps d’hommes libres (1). » (ibid, p. 73)
[…] « Mais si les hiérarchies sont effectivement naturelles, elles appellent un autre style d’obéissance : la « subordination », qui va supposer non seulement l’existence, l’objectivité, la naturalité de cet ordre, mais aussi, de la part du sujet, un mouvement de reconnaissance de l’autorité, de la supériorité, de la légitimité de l’instance qui commande. […] Cette forme de pouvoir qu’on appelle « autorité » – elle s’impose sans contrainte ni violence, alors qu’elle suppose un rapport hiérarchique indiscutable, non négociable – est portée par le petit discours du subordonné débordant de gratitude : « Oui, je reconnais la supériorité de celui qui commande (sa compétence, son expertise, sa science, son expérience, son ancienneté) ; je reconnais la légitimité du chef, le bien-fondé de la hiérarchie, et je ne me permettrai pas de discuter ses ordres ou ses directives. » (ibid, p. 73, 74)
[…] « Les hiérarchies sont fonctionnelles, statutaires, mais tous, qu’ils soient en bas ou en haut de la pyramide, sont au service d’un ordre qui est la fin ultime. Les inégalités s’effacent derrière l’abnégation de chacun attaché, quel que soit son grade, à produire un ordre qui le dépasse : la famille, l’entreprise, l’État. Aristote ou Augustin affirment que la perfection de cet ordre, donnant à chacun sa place exacte, c’est de profiter à tous. Qu’il commande ou qu’il obéisse, chacun se conformant accomplit sa nature, réalise son être. (ibid, p. 77)
Cependant, « on va trop vite à répéter, avec Alain, qu’obéir c’est « dire oui (2)». Obéir, c’est aussi, c’est surtout, en disant « oui » à l’autre, se répéter sans cesse « non » à soi-même : j’obéis sans discuter car non, je ne veux pas d’ennuis ; j’obéis aveuglément car non, je ne veux pas voir, savoir, interroger – trop peur de ce que je pourrais découvrir ; j’obéis terriblement car non, je ne veux pas risquer la solitude : trop dur, trop compliqué ; j’obéis automatiquement car non, je ne veux pas prendre le risque de briser ma vie, ma carrière, mes habitudes. Obéir, c’est dire non à soi en disant oui à l’autre. » (ibid, p. 186, 187)
« Qu’est-ce qui rend, au fond et à ce point, la désobéissance si difficile ? Je veux parler d’une désobéissance légitime et risquée : refuser d’obtempérer aux ordres d’un supérieur incompétent, d’obéir à des lois injustes, résister au professeur, au prêtre, au gendarme quand ils abusent de leur pouvoir. Je veux parler ici d’une désobéissance qui coûte, exige un effort, entraîne la remise en cause des hiérarchies, mais aussi des habitudes, du confort, de l’immense monotonie du même. » (ibid, p. 189)
Plus loin, s’appuyant sur la pensée d’Aristote, Frédéric Gros décrit l’obéissance dans la démocratie athénienne dans laquelle il y a réversibilité des rôles sur fond d’égalité.
Et l’on se prend à rêver que l’obéissance puisse être ainsi dans nos entreprises.
« Dans l’obéissance que nous appellerons « politique », je m’oblige, c’est-à-dire qu’obéissant je me commande à moi-même d’obéir. Et je m’oblige à examiner, juger, évaluer ce à quoi j’obéis, car obéir engage. On n’obéit bien que si on fait valoir, dans l’obéissance, cette capacité à se commander à soi-même. L’obéissance politique, citoyenne est volontaire. Elle est lucide, raisonnée, responsabilisante. C’est moi qui m’oblige, librement. Je me plie aux ordres d’un autre, mais depuis une décision propre. C’est à moi que je commande d’obéir à l’autre, c’est-à-dire que jusque dans l’obéissance se fait valoir la souveraineté d’un chef : c’est « de mon propre chef » que j’obéis. ».
(ibid, p. 195,196)
La désobéissance n’est pas loin de l’obéissance telle que nous venons de la voir.
« C’est la pensée pensante, le travail critique qui nous fait désobéir. »
[…] S’empêcher de réciter des recettes, d’ânonner des formules apprises, d’appliquer des solutions toutes faites, de recevoir des évidences passives – et plutôt faire confiance aux hésitations de la conscience. Encore une fois, principe de la responsabilité indélégable : personne ne peut penser à votre place, personne ne peut répondre à votre place.
Or cette pensée pensante qui n’est pas dans les livres, elle est antérieure à la distinction même entre l’obéir et le désobéir. Ou plutôt elle est naturellement, structurellement, primitivement désobéissante, si obéir c’est suivre la leçon d’un autre. Le transcendantal éthique du politique, c’est l’expérience de l’indélégable. Personne ne peut penser à ma place, personne ne peut répondre à ma place, décider à ma place, personne ne peut désobéir à ma place. » (ibid, p. 203)
« S’obéir à soi-même », se respecter, « décider à ma place », avoir une « pensée pensante», …
Je me plais à penser que le coaching apporte une petite pierre pour bâtir cet édifice de la liberté.
Source :
Frédéric Gros, Désobéir, 2017, Albin Michel, Flammarion
Notes :
(1) Aristote, Les Politiques, I, 5, 10, 1254 b.
(2) Alain, in Désobéir, Propos sur les pouvoirs, « L’homme devant l’apparence », 19 janvier 1924, no 139.
La Grande Vague de Kanagawa, Metropolitan Museum of Art
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